Tribune. La première fois qu’un élève m’a lancé « Mais madame, vous n’avez pas le droit de nous dire ça ! », j’ai souri. Je devais avoir 25 ans, j’enseignais pour la deuxième année de ma jeune carrière dans un lycée professionnel de Meaux (Seine-et-Marne), et je ne voyais pas de dimension politique dans cette réaction : j’étais face à une classe de 1re STI [sciences et technologies industrielles] assez dure, à 80 % de garçons, et je ne m’attendais pas à autre chose lorsque avec l’impudence de ma jeunesse (d’aucuns aujourd’hui diraient l’inconscience), je leur présentai cet extrait de Zadig, dont j’expliquai que Voltaire, par son jeu d’hyperboles ridicules, tournait en dérision les rites et croyances d’une religion orientale lointaine derrière laquelle se cachait à peine le catholicisme, « et avec lui toutes les religions révélées », ajoutai-je, histoire d’insister un peu…
Ainsi, expliquai-je, lorsque l’auteur dit : « Le grand Dieu du ciel et de la terre, qui n’a acception de personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite », quand il s’agit d’entrer dans un temple, il suggère donc que si l’on croit que Dieu existe, il est forcément au-dessus de ces questions dérisoires touchant aux petits rituels des hommes (manger ceci et non cela, prier à cette heure-ci, jeûner cette semaine-là…), qui tous lui sont également ridicules et indifférents.
Fille d’immigrés
D’autre part, Voltaire démontre que Zadig se montre avisé en choisissant d’octroyer à chacun la liberté de pratiquer ou non comme il l’entend la religion officielle, puisque toute autre attitude (comme celle des « mages » du texte) est ici dénoncée comme dangereuse et risible.
« Mais madame, vous n’avez pas le droit de nous dire ça ! » Je souris donc, car c’est naturellement la réaction que j’attendais, avec ma gourmandise militante laïque : descendante de maçons italiens immigrés et de boat people vietnamiens, élevée en banlieue difficile à coups d’allocations familiales et de bourses d’études, je suis depuis l’enfance programmée pour répandre l’idée que l’école de la République libère des déterminismes sociaux et culturels, qu’elle est une chance en cela qu’elle nous bouscule et nous ouvre à d’autres façons de penser et de voir le monde que celles dont nous héritons par le hasard de nos histoires familiales.
« Vous avez le droit, en effet, de ne pas être d’accord avec Voltaire, à condition d’expliquer pourquoi : c’est justement cela dont nous allons parler ensemble aujourd’hui. » Ainsi commençait ma séquence sur l’argumentation, basée sur un corpus de textes de différents auteurs des Lumières.
Il n’y est bien sûr pas question de faire dire aux élèves qu’ils vont devenir athées (même si l’éventualité intellectuelle en est grande ouverte…), mais de leur faire comprendre qu’historiquement, les penseurs et les inspirateurs de notre République laïque ont toujours lutté contre tous les dogmes religieux, que ce n’est pas un sort réservé à l’islam aujourd’hui, mais d’abord à la religion catholique naguère. « On a le droit d’être d’accord ou non avec ces croyances, comme avec les zélateurs ou les détracteurs de ces croyances, du moment que l’on reconnaît à chacun le droit d’argumenter rationnellement, sans s’en prendre aux personnes ni contrevenir à la loi en la matière. »
« Et si un garçon se fait siffler ? »
Depuis, je l’ai entendue de nombreuses fois cette repartie d’élève, car il est difficile d’expliquer à certains jeunes esprits imprégnés d’une culture familiale très méfiante à l’égard de l’école que j’ai non seulement le droit, mais même le devoir de leur enseigner la pensée des Lumières, fût-elle choquante pour eux – « ce qui n’est pas grave, tu t’en remettras : regarde, je suis moi aussi choquée par ta réaction, et pourtant nous réussissons à en discuter ensemble, c’est le plus important… »
Je l’ai même entendue en des occasions plus surprenantes, venant d’adolescents du XXIe siècle, européens et connectés : « Nous allons donc faire une sortie dans Paris sur les traces des Misérables : nous traverserons le quartier du Marais et…
– Mais madame, le Marais, c’est pas plein d’homosexuels ? »
Quelques secondes de sidération…
« Entre autres, oui, mais pourquoi cette question ?
– Mais madame, vous n’avez pas le droit de nous emmener là-bas ! Et si un des garçons de la classe se fait agresser ou siffler ! »
Deux France qui se fantasment
Un #MeToo à l’envers, très moderne finalement ! Cela pourrait faire sourire si cela n’avait été suivi d’un grondement d’approbation générale de la classe, et si on n’était pas aux portes de Paris, à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), soit à moins de dix kilomètres du dit Marais : un autre univers pourtant, deux France qui se fantasment sans jamais se croiser, deux types de citoyens totalement étrangers qui se regardent de travers…
On peut, comme Voltaire, rire de tout ce que les gens font, disent ou pensent, mais pas de ce qu’ils sont, car là commence le racisme !
« Est-ce que tu sautes sauvagement sur toutes les filles que tu trouves jolies ? Non, alors n’aie crainte, je suis sure qu’un autre garçon saura pareillement se retenir et résister à ton charme, tout irrésistible qu’il soit !
– Ben oui, mais moi je suis normal ! Les pédés c’est “harām”[« illicite », en arabe] ! »
Ah, la discussion sur la « norme »… Elle m’a privée de bien des quarts d’heure de grammaire ou de cours de rédaction ! Pourtant, je l’ai menée scrupuleusement avec mes classes chaque fois que c’était nécessaire : jamais, en étudiant un sonnet de Verlaine, je n’ai escamoté de sa biographie son histoire d’amour avec Rimbaud, comme en sont parfois tentés certains collègues ; jamais je n’ai manqué une occasion de dire combien il est inacceptable, même pour rire, de feindre la nausée quand on entend le mot « homosexuel », parce que certes on peut, comme Voltaire, rire de tout ce que les gens font, disent ou pensent, mais pas de ce qu’ils sont, « car là commence le racisme ! »
« Mais les homosexuels c’est pas pareil : ils l’ont choisi !
– Ah ? Alors tu peux nous dire, toi, quel matin tu as décidé que tu allais choisir de préférer les filles ? Tu t’en souviens sans doute : ça a dû être un jour important de ta vie ! ».
Ironie bien utile
Oui, on fait ce qu’on peut : l’ironie est souvent bien utile pour se rendre crédible aux yeux des élèves. Tout cela était devenu la norme de mon exercice de professeure en banlieue parisienne : les débats étaient parfois houleux, souvent ardus, mais possibles, et je n’ai guère souvenir qu’ils aient jamais pris une tournure vraiment politique. J’y affrontais simplement la réaction d’adolescents naïfs, enfermés dans un milieu socioculturel exigu, sans discours construit ni très arrêté.
Même si personne ne soutenait ouvertement le meurtre des auteurs de caricatures, ils étaient nombreux à penser que qui sème le vent…
Puis il y a eu janvier 2015… Après les attentats de Charlie Hebdo, les échanges sont devenus clairement plus compliqués sur toutes ces thématiques. Comme si l’indignation spontanée de certains lors du cours sur Voltaire ou des débats autour de l’homosexualité avait enfin trouvé une forme officielle, une pensée construite comme un rempart contre la rhétorique subversive de l’école, une bannière : l’anti-charlisme.
Et cette identité de groupe nouvelle, forte comme le sont les effets de mode et galvanisante comme l’est le sentiment d’appartenance chez les jeunes gens, plus que jamais coupait l’école en deux : eux et nous. Les élèves, leurs familles, leurs valeurs que nous ne pouvions pas comprendre, leur vérité ; et les profs, l’institution, hostile puisqu’elle défendait l’action d’« islamophobes » : même si personne ne soutenait ouvertement le meurtre des auteurs de caricatures, ils étaient nombreux à penser que qui sème le vent… Un peu comme ces filles qu’on regrette de voir violées, mais à qui on reproche de s’entêter à porter des tenues provocantes.
Définitivement, Voltaire et les « pédés », c’était « ma » culture, et non la leur : puisque je soutenais des dessinateurs prêts à bafouer « leur » culture, ils n’avaient en somme plus de raison de vouloir m’écouter lorsque je présentais la « mienne », ni quand j’essayais de nouer le dialogue pour parvenir à un consensus autour de la liberté d’expression. « Madame, vous n’avez pas le droit de dire qu’on peut se moquer du prophète ! » Pourtant si, j’ai le droit, et « de tous les prophètes, d’ailleurs ».
Un garant universel
Voilà bien tout l’enjeu de notre vocation d’enseignant : faire comprendre à ces jeunes que la liberté d’expression ne relève pas de « notre » culture, qu’elle n’est pas une valeur occidentale ni un instrument de suprématie culturelle, mais un garant universel du bien vivre-ensemble ; que partout, en tout temps, dans toutes les cultures, les hommes pour vivre en paix doivent pouvoir échanger librement, se contredire, se railler, se convaincre, chercher ensemble des chemins de vérité. Il faut avec Voltaire inciter sans relâche nos élèves à « oser penser par [eux]-mêmes » !
Non pas parce que Voltaire a forcément raison, non parce qu’il serait de la « bonne » culture et eux non, mais parce que les valeurs auxquelles on croit, quelles qu’elles soient, n’ont de sens que pour autant qu’elles peuvent être discutées, remises en question, passées au crible de la raison critique et de la controverse, puis conséquemment rejetées ou réadoptées en conscience.
Car c’est cela, devenir adulte. C’est ce pas-là que nous avons le devoir de les aider à franchir pour accoucher d’eux-mêmes : c’est cette liberté que l’école laïque offre à tous les enfants de France, quel que soit leur milieu d’origine. Celle de devenir un penseur libre : un citoyen.
Nous attendons pour la rentrée des vacances un « cadrage » national de notre ministre, concernant la façon d’aborder la question des caricatures et l’assassinat monstrueux de notre collègue Samuel Paty dans nos classes – alors que d’autres actes monstrueux ont été commis depuis, à Nice. J’espère vivement que les consignes qui seront données seront courageuses, car moins que jamais en la circonstance je ne me laisserai dire « Madame, vous n’avez pas le droit ».
© Delphine Girard est enseignante en lycées et collèges de Seine-et-Marne et du Val-de-Marne depuis 2005.
Delphine Girard (Agrégée de lettres classiques)